La guerre des nerfs reprend dès le lendemain matin. Julia ouvre naturellement les hostilités, mettant un point d’honneur à ignorer Alexsy toute la matinée. Cependant, la riposte du jeune homme ne se fait guère attendre : à l’heure du déjeuner, on peut en effet le voir arriver, accompagné d’une jolie blonde peroxydée. Julia feint de ne rien remarquer. Mais sa mâchoire qui se serre et son poing qui se serre laissent sérieusement douter de l’authenticité de cette soudaine cécité. La demoiselle prend toutefois son mal en patience et ne réagit pas avant que quelques jours ne se soient écoulés. Après tout, la vengeance est un plat qui se déguste froid. Voilà pourquoi, dans un premier temps, les échanges entre les deux jeunes gens se limitent à quelques paroles frigides et à deux-trois regards glacés. Ce n’est que lorsque vient le mercredi que les choses commencent à se réchauffer. Au départ, il ne s’agit que de sourires aguicheurs et de moues séductrices. Puis ce sont des mains qui se frôlent plus ou moins inopinément au détour de couloirs bondés, puis des bousculades qui ne cessent de se multiplier… Julia sent que les défenses de son adversaire sont peu à peu en train de céder.

Elle poursuit donc ses assauts répétés : malgré les températures qui ont considérablement baissé, ses jupes demeurent dangereusement courtes. Un jour, à la bibliothèque, les livres qu’elle compte emprunter lui tombent des bas. Elle se penche alors sagement pour les ramasser. Comme par hasard, Alexsy se trouve assis à la table d’à-côté. Quel imbécile – Julia peut presque l’entendre se mettre à haleter et panteler. Consciente qu’il est encore trop tôt pour attaquer, la jeune femme se contente de s’éloigner avec un air satisfait. Mais dès le lendemain, une nouvelle offensive est menée : apparemment perdue dans ses pensées, Julia entre en collision avec Alexsy qui ne faisait que passer. Le chocolat chaud qu’elle était en train de siroter éclabousse malencontreusement tout son torse, tâchant son pull et son pantalon. Se répandant en excuses navrées, Julia sort un paquet de mouchoirs pour tout nettoyer. Sa paume descend un peu plus qu’il ne le faudrait… Oh, c’est si amusant de le voir ainsi se crisper.

Dès lors, les saillies la jeune femme se font de plus en plus osées. Les boutons de son chemisier se défont et laissent entrevoir un généreux décolleté. Ses jambes se dévoilent encore davantage. Une fois, la demoiselle se permet même une légère tape à un endroit parfaitement inapproprié. L’expression stupéfaite qui tord ses traits la plonge dans une irrépressible hilarité. Elle rit si longtemps, incapable de s’arrêter. Cependant, ne souhaitant pas le vexer, elle se rattrape avant de la journée, se hisse sur la pointe des pieds et dépose sur ses lèvres un bref baiser après s’être assurée que personne ne regardait.

Plus les jours passent, plus Alexsy éprouve des difficultés à se maîtriser et à lui résister. Julia le sait. Mais à son plus regret, le week-end arrive sans que le jeune homme ait capitulé. Il faut alors l’avouer : les lignes ennemies ont beau avoir faibli, elles ne se sont pas pour autant effondrés. Réprimant un soupir frustré, la jeune femme lève les yeux au ciel. Il est plus de vingt-trois heures, et la nuit est complètement tombée. La seule lumière qui perce à travers le feuillage des arbres de la forêt est l’éclat blême et crayeux de la lune. Malgré la demi-obscurité, la jeune femme n’a pas le moindre à s’orienter. Elle vagabonde dans ces bois depuis qu’elle est arrivée en Corée. Au fil des années, et quoi que prétendent les autres loups de la meute, ceux-ci sont devenus son domaine, son territoire et son terrain de jeu. Ce soir, il s’agira même de son champ de bataille. Elle est bien décidée à y lutter jusqu’à ce qu’Alexsy rende les armes et demande la paix.

La sourde douleur qui la lance au niveau des tempes lui indiquent que le moment n’est peut-être pas le mieux choisi pour une énième et nouvelle joute. Depuis qu’elle a été rejetée par sa meute, chaque transformation la vide de toute énergie et la laisse exsangue, à peine capable de marcher. Se mettre en danger alors que son petit corps frêle ne cesse trembler n’est sans doute pas la meilleure des idées. Mais Julia refuse de reculer. L’autre nuit, entre les bras d’Alexsy et sous ses baisers, elle n’a pas hésité à se montrer dans toute sa vulnérabilité et sa fragilité. Cela était nécessaire pour l’amadouer, mais a tout de même porté un coup à sa fierté. Ce soir, il lui faut donc à nouveau prouver qu’elle n’a peur de rien et est une véritable tête brûlée, et ce même si c’est courir le risque d’être blessée.

D’un pas décidé, Julia atteint finalement la petite cabane où, enfant, elle avait coutume de jouer. A l’abandon depuis des années, la petite cachette n’a pas beaucoup d’allure. De prime abord, ce n’est ni plus ni moins qu’un tas de planches branlantes. Mais l’endroit a un avantage indéniable : personne de la meute ne connaît son existence. Personne sauf lui. Alors qu’elle se fait cette remarque, la jeune femme ouvre la porte du réduit et la laisse claquer derrière elle. Bientôt, sa robe tombe sur le plancher, rapidement suivie de ses bas et de ses sous-vêtements. Comme le vent glacial de décembre caresse sa peau et lui soutire quelques légers tremblements, Julia note avec amusement que se déshabiller avant de retrouver Alexsy devient presque une tradition. Le pauvre enfant pourrait s’y habituer… La demoiselle n’a cependant pas le temps d’accorder davantage d’attention à cette idée. Son regard aperçoit une dernière fois son ombre qui se découpe sur l’un des murs de la cahute. Puis les contours humains de celle-ci vacillent, ondulent et se métamorphosent dans le clair de lune.

Quelques secondes plus tard, la porte grince, laissant passer une louve orgueilleuse et indomptée. Son pelage gris a des reflets d’argent. Alors qu’elle se dégourdit les pattes et fait quelques cabrioles dans la neige, quelques flocons s’y accrochent comme des étoiles à un ciel d’été. Trop fougueux, l’animal se secoue cependant les os pour s’en débarrasser, puis se met en marche, s’enfonçant peu à peu dans les bois glacés. Son trot d’abord mesuré se change bientôt en une course effrénée. Sentant le manteau immaculé craquer sous ses pas, la bête profite enfin de sa liberté. A la différence de nombre de ses semblables, elle ne considère pas sa condition comme une malédiction. La vue modifiée, l’ouïe et l’odorat aiguisés, elle laisse volontiers ses instincts sauvages la guider.

Julia est trop heureuse de pouvoir retrouver un terrain qui lui est familier. Depuis que sa famille est tombée en disgrâce, même l’accès à la forêt qui entoure le manoir lui est prohibé. C’est la première fois depuis deux ans qu’elle ose y pénétrer. En bravant l’interdit, la louve s’expose à des représailles sans pitié. Dès que les autres sauront qu’elle se trouve à proximité, ils la traqueront et feront tout pour se venger. On ne viole pas le territoire sans en subir les conséquences. La jeune femme le sait et ne prend cependant pas la moindre précaution pour ne pas être repérée. Elle va, insouciante et imprudente, gambadant comme si de rien n’était. Sur son passage, les brindilles se rompent, les feuilles mortes crissent. Mais elle n’y prête aucune attention et a même l’audace de prendre en chasse les lièvres qui se terrent dans les forêts. Dans son ivresse, la louve pousse même un long et sonore hurlement. La réponse ne tarde pas : bientôt, des grognements et des aboiements retentissent dans toute la forêt. Ca y est, on vient la chercher et lui faire payer.

Le jeu peut commencer. La louve détale sans se retourne. Elle se fraie un chemin entre les chênes, gravit des monceaux de rochers, bondit à nouveau dans l’obscurité. Son échine se courbe, ses pattes s’arquent avec agilité. On la suit, on la piste. Et c’est pourtant encore elle qui mène la danse. Les jappements agacés et frustrés de ses assaillants à qui elle ne fait qu’échapper gagnent toujours davantage en intensité. Mais c’est surtout son irritation à lui que Julia perçoit avec acuité. Ce soir, il ne semble pas avoir envie de l’ignorer et cherche désespérément à la raisonner. Il tente de s’insinuer dans ses pensées. Il ne devrait pas pouvoir y arriver, elle n’est plus l’un de ses sujets, l’une de ses chiennes qu’il peut commander. C’est pourquoi la demoiselle s’acharne tant à le faire échouer. Mais un corps aussi affaibli que le sien ne peut pas bien longtemps résister à un alpha, en pleine possession de ses moyens et soutenu par son clan tout entier. Il lui faut donc se résigner et le laisser entrer. Cela ne l’empêche toutefois pas de répliquer :

« Pff… Pauvre type. Je t’intéresse maintenant ? Qu’est-ce qu’il y a, hein ? T’as peur que tes toutous abîment ton jouet ? »