Jun Kyung ouvrit doucement les yeux. La lumière lui perça la rétine et il se recroquevilla automatiquement sur lui-même en émettant un geignement grossier. Il enfoui son visage dans une couverture très abîmée en toussant, crachant presque ses poumons dans ses grandes mains tremblantes. Jun n’avait jamais été du matin, ça, on pouvait le dire. Machinalement, le jeune homme parvint à se relever en titubant. Il lui fallut tout de même quelques secondes pour que ses mirettes se soient habituées à la puissance de l’éclairage solaire qui pénétrait le studio par la fenêtre. Jun Kyung se situa (ou pas) : il ignorait totalement quel jour il vivait, quelle heure il était et peinait à se rappeler de sa journée précédente. Ses mains tremblaient tellement qu’elles cherchèrent automatiquement à se saisir d’un paquet de cigarettes, qu’il trouva sous son lit, entre deux chaussettes à l’allure douteuse et un sachet de poudre blanche éventré sur la moquette. Autant le dire : Jun, qui était pourtant de naissance riche et respectueuse, vivait sans doute un des taudis les plus crades de tout Séoul. Mais bon. Pour lui, ce n’était rien d’autre qu’un endroit où vivre, ça n’avait pas besoin d’être très beau au vu du peu de temps qu’il y passait. Un gros vide avait prit place dans sa tête, le tenant incapable de se souvenir de sa soirée précédente. Il se souvenait être sorti en boîte tard dans la soirée, mais rien de plus. De toute évidence, rien de bien grave ne lui était arrivé puisqu’il n’avait mal nulle part - à part à la gorge, ce qui était permanent chez lui - et ne semblait ni avoir été raquetté, ni séquestré, ni même violé. Donc tout allait bien dans le meilleur des mondes. Son p’tit monde à lui, qui tanguait de plus en plus mais qu’il parvenait toujours à sauver de justesse.
Comme cette fois. Avoir fait parvenir son avis de décès à ses parents avait sans doute été son méfait le plus accompli. Ça lui avait permit de revenir s’installer en Corée après avoir passé presque un an sans donner ne serait-ce qu’un seul petit signe de vie. Même à Hailey. Pour elle, il se l’avouait, il s’en voulait un peu. La laisser pareillement en plan - déjà qu’il n’avait jamais été très présent - l’avait beaucoup fait réfléchir, et c’était au final, en partie pour elle qui était revenu. Mais il ne l’avait pas encore contactée. Comment faire ? « Coucou Hailey, c’est moi, ton frère ! Tu sais, celui qui est mort ! » Haha. La bonne blague. Il était toujours très satisfait de son coup, mais il admettait que sur ce point-ci, cela risquait de s’avérer bien compliqué à gérer. En attendait d’avoir un plan d’attaque, Jun avait recommencé à dealer de tout et n’importe quoi, et mine de rien, ça lui ramenait suffisamment pour pouvoir vivre comme il le souhaitait. Et comme il ne souhaitait plus grand-chose, c’était parfait.

Rapidement, Jun Kyung consulta le calendrier de son smartphone : il y notait, de manière codée juste au cas-où, ses rendez-vous pour ses petites magouilles douteuses. Il avait oublié qu’il avait une rencontre aujourd’hui même, d’ici une demi-heure, dans un petit quartier discret dans lequel il était le seul à s’arranger des passes : on ne se serait pas douté qu’un dealeur fraudait dans un endroit où vivaient principalement des personnes âgées, non ? Désormais pressé, Jun fila à la salle de bain, se doucha, puis s’habilla après avoir trouvé - ô miracle - des vêtements propres (quand avait-il fait sa dernière lessive, d’ailleurs ?) afin de se propulser hors de son habitacle à peine un quart d’heure plus tard. La rapidité dans l’urgence, c’était sa spécialité, et il alluma sa cigarette à peine après avoir mit le pied dehors, en direction de la station de métro la plus proche pour atteindre sa destination au plus vite.

Finalement, Jun n’aurait pas dû se dépêcher pareillement pour arriver à l’heure, car il parvint un peu en avance, mais surtout car son client matinal avait déjà dix bonnes minutes de retard. Ne sachant que faire - ce n’était pas bien facile de revendre morphine, méthadone ou autres médicaments douteux - il resta planté là encore quelques minutes, sa capuche fermement rabattue sur sa petite tête pour protéger ses oreilles, tremblotant de froid. Tandis qu’il s’apprêtait à consulter sa montre, quelqu’un tourna au coin de la rue et s’approcha de lui. Jun plissa les yeux… et les ouvrit tout grand. Repassèrent dans sa tête tous les noms de médicaments qu’il tenait dans son sac à dos, et il se maudit lui-même de ne pas s’en être douté plus tôt. Il jeta un regard apeuré à droite, puis gauche, mais le client fonçait déjà sur lui : il n’avait aucune échappatoire, à son plus grand désespoir. Dans la panique, Jun tira davantage son capuchon sur son visage et courba un peu le dos en faisant disparaître ses traits derrière ses longues mèches de cheveux irrégulières.
Lee Yong Woo était en train de s’approcher de lui, et il n’était pas suffisamment stupide pour essayer de se convaincre qu’il se méprenait et que ce dernier n’avait rien à voir avec son client du jour. S’il y avait bien une personne qui se bourrait la gueule à coups d’antidouleurs, c’était lui. Jun se gratta le front. Il se sentit presque fiévreux, fiévreux d’une inquiétude qui grandissait avec chaque pas que faisait Yong Woo dans sa direction. C’était quand même à cause de lui qu’il était parti- enfin, pas selon la version qu’il essayait lui-même de se faire avaler. Mais, au fond de lui, au fin fond de son être complexe et torturé, il savait parfaitement que s’il en était arrivé à prendre la fuite jusqu’aux États-Unis, ça ne pouvait qu’être pour l’éviter, lui. Et voilà qu’à présent, il s’apprêtait à être confronté à lui pour lui revendre ses petites drogues de sale handicapé ! Jun se sentit, pour la toute première fois de sa courte vie, particulièrement maudit à cet instant précis.
Yong Woo parvint finalement à sa hauteur, et Jun oublia totalement qu’il mourrait de froid et que la très légère neige qui tombait du ciel lui mordait et griffait les joues. Il tint sa tête baissée en essayant de se convaincre qu’un dealeur agissant de la sorte n’avait rien d’étrange (ils étaient tous fous ces types-là, de toutes façons !) mais il sentait que quelque chose clochait. Un peu comme si Yong Woo avait pu être capable de reconnaître son parfum même à contrevent ou comme s’il avait senti que c’était lui. Lui qui était, rappelons-le, supposé être mort dans un incendie aux États-Unis il y a près d’un mois. Mais passons. Jun était paralysé. On ne peut pas vraiment dire qu’il avait peur, mais il était comme… comme tout nu. Comme si Yong Woo allait lui bondir dessus et le frapper avec sa main morte - oui, Jun avait toujours eu une sorte d’obsession maligne pour sa main tantôt crispée, tantôt toute molle - et inutilisable. Que cette main brisée allait le réduire en morceaux. Oh, il n’avait pas tant peur de la force (quelle force, d’ailleurs ?) du petit, mais seulement de cet impact qu’il avait sur lui. Cet impact qu’il avait toujours porté à sa petite personne, et sans lequel il avait très bien vécu ces treize derniers mois. Un instant durant, le guitariste sentit son cœur s’emballer et sa respiration s’accélérer. Il leva à peine les yeux. Juste assez pour apercevoir la bouche, pincée d‘une drôle de moue sans doute perplexe, de son ancien rival, ce qui réanima en lui de terribles souvenirs. Des images auxquelles il ne voulait plus jamais penser défilèrent devant ses yeux. Il se vit, d’un point de vue extérieur - ce qui rendait la chose encore plus effrayante - dans un couloir, empoignant la tête de Yong Woo comme un forcené, la bouche contre la sienne. Il vit un amas de torses et de bras, de doigts enlacés, de cheveux emmêlés, de nombrils cachottiers en train de s’embrasser, tous vicieusement synchronisés par des mouvements trop indécents pour sa bonne santé.

On avait parlé. Jun sursauta et releva la tête. Merde. Il n’avait rien compris à ce que Yong Woo lui avait dit, sans doute pour le tirer de sa rêverie. Tout ce qu’il savait à présent, c’était qu’il avait eu l’idée fort judicieuse de lever la tête, sans pudeur, et qu’il venait de se griller tout seul. Un ange passa. Ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, sans doute aussi ébahis l’un que l’autre. Jun songea à lui balancer ses médocs à la gueule (c’est cadeau de la maison !) et de prendre ses jambes à son cou. Avec espoir, il tenta de bouger ses pieds, mais il n’y parvint pas : il était comme aimanté au sol, incapable de se mouvoir. Sa cigarette s’était totalement consumée, et la cendre tomba dans la neige. Avec un effort surhumain, Jun parvint à desserrer les doigts pour que son mégot les poursuive dans leur chute. Sa respiration résonna à ses oreilles et Jun crut presque qu’il allait s’évanouir. Il ne se savait pourtant pas si sensible. Après quelques secondes sans qu’aucun des deux ne dise mot, Jun parvint à ôter son sac de son épaule. Fébrilement, il y farfouilla, y trouva le sac en plastique qui contenait sa marchandise et le tendit à Yong Woo, tel un automate rouillé, du bout du bras.